En 1996, Alan Sokal, professeur de physique à l’Université de New York, envoie un article intitulé “Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique” à la revue Social Text, qui l'accepte.
Il révèle peu après qu'il s'agit d'un canular. Alan Sokal a pour objectif de mener une expérimentation sur les cultural studies, champ dans lequel selon lui un article “généreusement assaisonné de non-sens qui (a) sonne bien et (b) flatte les préconceptions idéologiques des éditeurs » pouvait être publié. L’article s’inspire de l’appropriation par le courant postmoderne de la physique du XXème siècle.
Pour lui, la publication de l’article montre que les éditeurs de la revue n'ont pas fait preuve de démarche scientifique, par exemple en refusant de faire appel à un spécialiste en physique quantique, domaine qui était au cœur de l’article. Ce canular et les controverses en ayant résulté ont par la suite été nommés « affaire Sokal ».
Sokal au carré
En 2017, les universitaires James Lindsay et Peter Boghossian ainsi que la journaliste Helen Pluckrose décident de produire leur propre canular, en proposant des articles farfelus et signés sous de faux noms à des revues de sociologie. Parmi ces articles, une étude sur la culture du viol dans les parcs à chiens ou une autre affirmant que l’usage de sex toys réduirait l’homophobie des hommes hétérosexuels. Une partie de ces articles est publiée et le canular dure jusqu'à ce qu'une journaliste voulant contacter l’autrice de l’un d’entre eux se rende compte … qu'elle n'existe pas. Par ces similitudes avec le canular d'Alan Sokal, cette histoire est rapidement nommée "Affaire Sokal au carré" (Sokal squared).
Il existe des différences entre ces deux démarches et leurs conséquences : tout d’abord, alors que la revue Social Text ne pratiquait pas en 1996 le peer review, les articles publiés dans le cadre de Sokal Squared ont tous été relus par des pairs. . Ensuite, contrairement à ce qu’a affirmé Alan Sokal sur son blog 2, les auteurs de Sokal Squared ont estimé que la publication de leurs articles montrait qu'une partie des sciences sociales étasuniennes (ce qu’ils nomment les grievance studies) était en proie à une idéologie récriminatoire qui s'opposerait à la démarche scientifique et déformerait les faits et les théories pour les faire adhérer à l’idéologie, de sorte qu’un article avec un contenu proche de l’idéologie des éditeurs pourrait être publié. Ces conclusions ont été reprises dans la presse à ce sujet, par exemple, en France, à travers un article du Figaro qui dénonce « le dévoiement des sciences humaines à des vues strictement idéologiques ».
Des canulars qui font parler d’eux … mais pour quoi ?
Néanmoins, la démarche du Sokal squared a été assez critiquée : une poignée d'articles publiés (sur les 20 articles parodiques écrits, 4 ont été publiés et 3 étaient acceptés mais non publiés) ne suffisent pas à considérer une partie des sciences sociales comme « corrompue par l’idéologie ». Des canulars ont déjà été publié dans des revues de sciences dites « dures » sans que personne ne mette en doute la scientificité de ces domaines dans leur ensemble. Le sociologue Arnaud Saint-Martin déclarait par ailleurs en réaction à cette affaire que « la publication de tels articles doit poser question », mais que ce n’était certainement pas suffisant pour construire toute une critique de certains domaines des sciences sociales, sans compter une importante communication autour – une vidéo plutôt travaillée et un dossier de presse ont été constitués.
Ainsi, si les articles canulars peuvent amener à se poser des questions légitimes sur le système de publication scientifique actuel, leur publication ne constitue pas une expérience scientifique en soi et ne permet pas de montrer grand-chose, et certainement pas la non-scientificité d’un domaine d’études comme les auteurs de Sokal squared ont voulu le prouver.
Article paru dans Je Science donc J'écris n°23 - Septembre 2020